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Un récit court et documenté pour éclairer une mutation technologique, scientifique, industrielle, commerciale, sociale ou artistique venant de Chine.

Défense des fleurs

« Les fruits on comprend, mais les fleurs ? ».  


Ce vers de Suite orphique, le dernier recueil de quatrains de François Cheng dit tout. Il semblera bien incongru ou dérisoire dans le fracas actuel du monde où le terrorisme islamiste frappe à nouveau très fort, où les tyrannies étendent leurs règnes, où la guerre monte aux extrêmes.


Et pourtant il faut continuer à défendre les fleurs. La fleur, annonce sans lendemain du fruit, ne resplendit que de son inutile beauté. Elle n’a pas la lourdeur du fruit, cette lenteur qui le fait mûrir, passer, pourrir.  A la fleur le temps ne laisse pas le temps de mourir, il l'enlève dans l’éclat de sa beauté. Elle ne fane même pas, Colette dirait qu’elle défleurit.       


Le jeune poète a 95 ans. Toute sa vie les peintres classiques chinois Chu Ta et Shitao, les poètes Li Bo et Du Fu l’ont accompagné, toute sa vie il a puisé son aventure spirituelle dans la méditation taoïste et la prière franciscaine, errant entre les lignes et les textes, cherchant le chant sous les mots et le souffle dans les choses, rêvant entre la culture française et la tradition chinoise. Voilà bien longtemps qu’il suit la voie orphique. Au moins depuis ses premiers recueils De l'arbre et du rocher ou Cantos toscans. Suite orphique donc, suite musicale plus que suite logique. Donner suite à ce qui est, répondre aux signes par d’autres signes sans leur imposer le baptême du sens, prolonger chaque présence par une autre, convertir les mots qui séparent en chant qui tremble, voilà comment le poète répare un peu le monde. 


Car le monde est fait d’une seule étoffe sans couture, la vie est continue et les rives qui séparent les vivants et les morts sont contiguës. Les morts nous habitent, les choses s'enveloppent les unes dans les autres, la vie est une passion continue, nulle rupture, nulle suture dans le monde orphique. Le royaume n’est pas celui d’après, ni d’outre-tombe ni d’outre-ciel, il est en nous, en dehors de nous, autour de nous. Le royaume n'est pas cet ordre nouveau qui vient déchirer le voile du monde pour nous révéler la vérité, il vient se lover au cœur même du monde pour en libérer la saveur.




L’imagination est une réaction de défense de la nature contre la représentation par notre intelligence de l’inévitabilité de la mort pensait Marcel Proust. Dans l'art du poète presque centenaire il n’y a pas d'imagination car la mort est d’emblée évitée, pas fuie, simplement évitée car elle n'est que le déploiement de la vie sous une autre forme, une forme plus rare, moins sensible.


Le temps n'est pas ce qui conduit à la mort mais ce qui remonte vers l'enfance : « Toujours le temps ramène l’enfance pour faire durer le bref été ». Le chant d’Orphée, croyaient les Grecs, avait le pouvoir d’émouvoir les pierres, d’apaiser les bêtes sauvages et d’amadouer les dieux. Ici le chant cherche moins à séduire qu'à célébrer. Célébrer la fragilité du chardon seul sur sa tige sur un chemin de montagne, la détresse de l'oie sauvage qui a perdu la force de voler à la même vitesse que sa colonie migrante, le bruit d’un pétale que la brise emporte, la feuille qui « tout entière consent à sa chute ». Tout peut apparaître à qui sait accueillir. « Qu'un sanglier troue le sous-bois … et nous surprenons le monde, chaque fois pour la première fois ». Surprendre le monde plutôt que le dire, le saisir dans son surgissement au lieu d’en chercher l'origine, telle est bien la vertu du verbe poétique, ce dire qui prend les choses par surprise pour leur redonner l’éclat qu’elles avaient avant que le mot ne les assigne. Cézanne écrivait à l’un de ses amis que sous la pluie fine il respirait la virginité du monde, ici à chaque appel, celui d’un amour enfui, d’une âme lointaine, d’un visage effacé, répond un autre appel qui le relance. Pas de réponses, juste des relances à l'infini et vers l’infini. La lumière ne s’oppose pas à la nuit mais l’habite, la nuit ne repousse pas la lumière, elle la couve. « La vraie Lumière est celle qui surgit de la Nuit comme la vraie Nuit est celle d’où jaillit la Lumière » note le poète-peintre. On se passerait volontiers des majuscules et de la vérité dans cette histoire car la célébration, attention décuplée à la splendeur des choses infimes, se passe d’emphase. La vie n’est pas belle, elle est divine, cruelle, innocente et divine, portée par son seul élan qui vient de si loin et dont nous ne sommes que l’écho sans fin.    


« L’invu, l'insu, l’inouï, vous nous tenez en haleine… sans vous notre quête serait vaine » dit le quatrain 87. On peut faire confiance aux poètes pour ne jamais perdre haleine.

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