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Un récit court et documenté pour éclairer une mutation technologique, scientifique, industrielle, commerciale, sociale ou artistique venant de Chine.

La voie orphique de François Cheng

Une vie d’homme consiste sans doute à « marcher jusqu’au point où tarit la source et attendre, assis, que se lève le nuage ».

De Chongqing à Tours, du Yangzi à la Loire, la marche de François Cheng fut plus longue que celle qui mena Mao au pouvoir en 1949, un an après l’arrivée de ses parents à Paris, soit la même année que le peintre Zao Wou-Ki.

Les vers précédemment cités de Wang Wei, poète du VIII ème siècle, balisent bien l’espace d’une vie, celle dont l’auteur retrace l'aventure avec son dernier titre Une longue route pour m’unir au chant français. La vie des hommes consiste généralement à descendre le fleuve, le propre de l'artiste est de remonter à la source. Et espérer, quand la remontée s’achève, poursuivre le voyage sous un arbre : « Mais bien je veux qu’un arbre m’ombrage en lieu d’un marbre, arbre qui soit couvert toujours de vert » chantait Ronsard.

La vie visible de Francois Cheng tient en quelques lieux, certaines rencontres décisives et de nombreux livres, essais ou poèmes. Nanchang, la ville de son enfance, Chongqing, la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, Tours, Duino en Italie ou Muzot dans le Valais suisse sur les traces de Rilke, autant de détours féconds qui mènent l'exilé jusqu’à l’Académie française en 2002.

Enfant sous l’occupation japonaise, il échappe avec ses parents lettrés à l’avancée des troupes ennemies en se repliant à Chongqing, fugue à Hong Kong à 18 ans, découvre l’année suivante la bibliothèque Sainte-Geneviève en débarquant à Paris, lit tous les écrivains, de Balzac à Marcel Schwob et de Victor Hugo à Valery Larbaud, rien ne suffit à combler sa boulimie textuelle. Aucun auteur n’est mineur à ses yeux. Sa langue maternelle se fond ainsi dans cette nouvelle langue étrangère qui devient sa seconde patrie, ou plutôt son second royaume. Pour vivre il enseigne le chinois, commence par écrire sur la poésie et la peinture de sa première culture, traduit Henri Michaux et René Char tout en se lançant dans son propre travail poétique.


Mais c’est sa vie invisible, celle qui illumine la première, qui fait l’aura du vieil homme toujours ardent. Elle commence avec une illumination. En pleine campagne chinoise aux environs de Chongqing, encore adolescent une Présence lui apparaît entre les pins et les brumes de l'aube qui se retirent et lui souffle ces mots : « Toi qui as soif, sois chant. Chante et tu seras sauvé, et tout sera sauvé ». Dès lors le jeune homme suivra le chemin orphique, celui ouvert par Orphée dont on disait que la lyre domptait les animaux sauvages et faisait trembler les pierres.

Qui est-il ? Un taoïste taraudé par le Christ, un mystique franciscain amoureux de la peinture chinoise, un lecteur fervent qui lit Lao-zi dans Ronsard et Wang Wei dans Rimbaud, un cœur ardent que rien ne pourra combler ? Oui c’est plus probable que l’image bien sage du vieil académicien dansant entre deux cultures à laquelle on le réduit souvent. Mais c’est, selon ses propres mots, « la voie orphique » qui reste le meilleur chemin pour arpenter sa longue vie.

Que croit-elle cette voie orphique ? Des vérités humbles et légères.

Chaque être est relié au visible comme à l'invisible qui « comportent tous deux leur part de merveilleux et de terrible ».

La quête du royaume est ce qui donne son élan à la vie, à condition de savoir que le royaume n’est pas ailleurs, ni dans la nostalgie d’une patrie ni dans la folie d’une utopie, mais bien dans la transparence du matin et dans la maturité du fruit. Le poète est celui qui devine l'ombre de l'esprit dans l'éclat de la chair et n’oublie pas que « le royaume est le lieu où le minime et le Tout ne font qu’un ».

La voie orphique croit à l'unité secrète des choses et aux deux puissances transfiguratrices que sont la création et l’amour, qui chacune cherche l’esprit dans la matière et dans la chair. Elle est celle qui écoute toutes les voix du monde, capte les forces invisibles qui animent les êtres et les choses pour en faire un chant. Le chant comme seule chance que nous donne le langage d’avancer un peu sur « la révélation du mystère de l’Etre ».

Mais que peut opposer le chant au chaos du monde ? se demandera-t-on quand on voit l’Ukraine dévastée, la Russie s’enfoncer dans la nuit, l’Iran tuer sa jeunesse, l’Amérique se déchirer, le monde fondre ou brûler ? Rien si ce n’est de continuer à chanter. Chanter pour « porter plus loin les promesses de la vie ».

Et garder quelques vers en tête pour poursuivre le chemin, ceux-ci par exemple extraits de Cantos toscans : « Ici l’homme comblé se garde du mot de trop, sachant que les dieux sont jaloux ». Ou ceux-là que vous lirez dans La vraie gloire est ici : « Ce quelque chose ou quelqu’un qui nous effleure avec douceur dans la velléité de l’aube pour nous annoncer que toujours le monde recommence ». La lumière, comme l'avenir, dure longtemps.

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