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Un récit court et documenté pour éclairer une mutation technologique, scientifique, industrielle, commerciale, sociale ou artistique venant de Chine.

L'amour ou comment s’en détacher

L’amour, joie fragile qui oscille entre l’ardeur et la douleur. Ici pas de vertige, nulle effusion, peu d’intimité.    


La lecture muette des poèmes d’amour de la Chine antique ne peut restituer la musicalité de la langue tonale chinoise qui, à l’époque des Tang, comptait huit tons, avec une série basse et une série haute, chaque ton ayant une valeur sémantique différente. Elle oublie surtout que les petits écrits où chaque vers tourne entre trois et sept syllabes sont souvent inspirés par des chansons populaires. Au II ème siècle l'Empire chinois comptait moins de 60 millions d’âmes, soit à peu près le même nombre que sous l’Empire romain. On chantait près des rivières, dans les champs, dans les chambres abandonnées, dans les palais désertés. C’était le temps où le chant n’était pas encore séparé de la parole. Dans ces chansons d’amour la femme est toujours lointaine, comme contournée, éludée, différée. Pas question d'écouter son petit cœur qui tremble et qui s’émeut. Son corps n’apparaît jamais non plus dans sa majesté pleine et nue, on le blasonne, on le métonymise, on le fétichise, l’amande des yeux, l’arc des sourcils, le ressac des lèvres, la taille de papillon, les pieds d'alouette suffisent presque à dire toute la femme. Toute la femme ? Mais elle n’est jamais toute, simple rosée du matin, épingle dans les cheveux, nuage filant déjà vers l’Ouest.


Voilà ce que chantent à l'envi les élégies de Chu, les dix-neuf poèmes anciens, les stars de la poésie Tang, Li Bai, Bai Juyi, Wang Wei, Yu Xuanji, Li Yu, les modernes du XII ème siècle, Su Shi, Zhou Bangyan et mille autres voix sans nom.    


« Le soleil se couche, trop lasse pour me recoiffer. Les choses demeurent mais lui n'est plus, tout est fini. Les larmes roulent avant que les mots viennent aux lèvres ». Ici c'est la voix de Li Qingzhao. Les dynasties s’effondrent, les barbares menacent, les saisons reviennent. Voilà à peu près l'ordre du monde. Et l'amour, ou ce que l’!on appelle ainsi, en est la simple duplication sentimentale.  


Les garçons pêchent et boivent, les filles soupirent et sanglotent, on y croise des chamanes et des immortels, des chars et des charrues, des lunes froides et des soleils voilés. Les faveurs accordées à une femme passent aussi vite que la floraison des pêchers, les cheveux des belles blanchissent avec l’hiver, souvent la couche reste vide et froide, il n’y a rien à attendre des anciennes amours. Quand sur son char rutilant le guerrier rentre au pays natal tout auréolé de sa victoire sur quelques fiefs voisins le cœur de son amoureuse est depuis longtemps passé chez le potier ou l'intendant du coin. Les joies et les chagrins suivent leur cours comme les récoltes de prunes ou du millet. Des amours furtifs ou tardifs, de cour ou de basse-cour, il ne reste qu'ombres et parfums. On attend, on est seul, on espère vaguement, au loin les nuages labourent le ciel indifférent, la lune reviendra toujours éclairer les marches de jade du palais et dans mille ans les chatons de saule, s'ils restent encore des saules, seront à nouveau soufflés par la brise. La bonne ivresse du sorgho est plus profonde encore que celle de l'amour, plus profonde et plus fiable, rien dans la nature ne connaît la douleur, alors pourquoi se torturer plus longtemps ?


« Si tu penses à moi, je trousse ma jupe et passe la rivière Wei. Si tu ne penses plus à moi, n’y a-t-il pas d’autres gentils gars ? ». Là c'est une voix sans nom. « Il cueille de l’amome, un jour sans le voir me pèse comme trois automnes. Il cueille du safran, un jour sans le voir me pèse comme trois ans ». Encore une voix anonyme. L’amour, étant chose impermanente, il est sans doute préférable de s’en détacher. Mais qui le peut vraiment ? 


Comme dit Céline « C'est putain le passé, ça fond dans la rêvasserie ». Le poème d’amour a, c’est certain, et tout spécialement quand il est chinois, ce charme étrange et un peu glauque : il fait rêvasser. Serait-ce parce que l’amour appartient au passé ? D’emblée perdu ? Déjà dépassé ? 

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